• Peintre, sculpteur, plasticien, écrivain
  • 1901 – 1985
  • Français

Jean Dubuffet

Notoriété

Le 20 octobre 1944, la première « exposition marquante » dans Paris libéré est celle de ses œuvres à la galerie René Drouin, alors qu’il n’est encore qu’un peintre inconnu, provoquant un véritable scandale. Il est aussi l’auteur de vigoureuses critiques de la culture dominante, notamment dans son essai, Asphyxiante culture (1968), qui crée une polémique dans le monde de l’art. À l’occasion de la première exposition de sa collection d’art brut qu’il organise en 1949, il rédige un traité, L’Art brut préféré aux arts culturels.

Officiellement propulsé sur le devant de la scène artistique par une rétrospective de 400 peintures, gouaches, dessins, sculptures, qui a lieu au Musée des arts décoratifs de Paris du 16 décembre 1960 au 25 février 1961, l’artiste français le plus contesté et le plus admiré de l’après-guerre crée l’événement de ce début d’année. Il devient l’inspirateur de nombreux artistes, adeptes de « l’art autre », variante de l’art brut, parmi lesquels Antoni Tàpies, ainsi que des adeptes de la contestation artistique comme le groupe espagnol Equipo Crónica.

Son œuvre est composée de peintures, d’assemblages souvent qualifiés à tort de collages, de sculptures et de monuments dont les plus spectaculaires font partie d’un ensemble, L’Hourloupe (1962-1974), ainsi que des architectures : la closerie Falbala et la villa Falbala. Il a fait l’objet de rétrospectives au palais Grassi de Venise, au musée Solomon R. Guggenheim.

Sa collection personnelle, la Collection de l’art brut qui regroupait, depuis 1945, des artistes découverts dans les prisons, les asiles, des marginaux de toutes sortes, alors propriété de la Compagnie de l’art brut fondée en 1948, aurait dû rester à Paris. Mais les atermoiements de l’administration française ont poussé Dubuffet à accepter l’offre de la ville de Lausanne en Suisse, où la collection a été installée au château de Beaulieu et définitivement donnée.

Considéré comme peu amène, procédurier, atrabilaire, il se fâchait souvent avec son entourage. Avant la mort de Dubuffet, en 1985, Jean-Louis Prat a eu toutes les peines du monde à organiser la rétrospective de 150 tableaux de l’artiste, qui s’est finalement tenue du 6 juillet au 6 octobre à la fondation Maeghtnote.

En revanche, il était généreux, comme en témoignent ses amis, Alexandre Vialatte, Alphonse Chave, Philippe Dereux, et les nombreuses donations qu’il a faites de son vivant, entre autres, un ensemble de 21 tableaux, 7 sculptures et 132 dessins au musée des arts décoratifs de Paris, provenant de sa collection personnelle.

L’homme qui cherche

Entre commerce et art, 1908-1935

Fils de Charles-Alexandre Dubuffet et de Jeanne-Léonie Paillette, négociants aisés en vin, Jean Dubuffet appartient à la bonne bourgeoisie havraise. Il entre au lycée du Havre où il fera toutes ses études secondaires. Parmi les élèves du lycée se trouvent Armand Salacrou, Georges Limbour et Raymond Queneau. Dubuffet n’est pas passionné par ses études. Il préfère le dessin et il s’inscrit dès la classe de seconde à l’école des beaux-arts du Havre, qui compte aussi parmi ses anciens élèves Georges Braque, Raoul Dufy et Othon Friesz.

Après avoir passé son baccalauréat, il s’inscrit à Paris à l’Académie Julian. Quand il constate qu’il préfère apprendre seul, il quitte l’académie et établit un atelier au 37, rue de la Chaussée-d’Antin, dans une dépendance de l’affaire familiale. Suzanne Valadon et Élie Lascaux lui présentent alors Max Jacob, Charles-Albert Cingria et Roger Vitrac. Bien qu’il ait rencontré Fernand Léger, André Masson et Juan Gris, Dubuffet choisit de vivre en reclus, d’étudier les langues. Il s’essaie aussi à la littérature, à la musique et se disperse.

« Je cherchais « l’Entrée ». Or ça n’allait pas ; j’avais l’impression que je n’étais pas adapté à ma condition humaine […] j’avais à l’arrière-plan comme une angoisse que tout cela ne pesait pas lourd. »
Il voyage en Italie, en Suisse, il cherche sa voie. Il est convaincu que l’art occidental meurt sous le foisonnement des références plus ou moins académiques : « La peinture de l’après-guerre est en effet une réaction contre les audaces du début du siècle. » Il décide de se consacrer au commerce, et après un voyage d’affaires à Buenos Aires, il retourne au Havre où il travaille dans l’affaire de son père. Il se marie avec Paulette Bret (1906-1999) en 1927 et il décide de s’installer à Bercy, où il fonde un commerce de vins en gros. Mais après un voyage en Hollande en 1931, le goût de la peinture lui revient et il loue un atelier, rue du Val-de-Grâce, où il va travailler régulièrement. Dès 1934, il met son commerce en gérance et se consacre à de nouvelles expérimentations artistiques. Il est à la recherche d’une forme d’expression nouvelle. Il se lance dans la fabrication de marionnettes et de masques sculptés d’après les empreintes de visages, sans grand succès. Il a installé son atelier au 34, rue Lhomond et il envisage de se faire montreur de marionnettes.

En réalité, Dubuffet est un autodidacte, ce qui explique sa curiosité pour les trouvailles d’artistes « non culturels », pour « l’art des fous », et sa révolte aussi contre l’art des musées qui lui vaudra de multiples inimitiés nées de multiples batailles.

« Naïve est l’idée que quelques pauvres faits et quelques pauvres œuvres des temps passés qui se sont trouvés conservés sont forcément le meilleur et le plus important de ces époques. Leur conservation résulte seulement de ce qu’un petit cénacle les a choisis et applaudis en éliminant tous les autres. »

Expérimentations, 1937-1943

Découragé, Dubuffet reprend son activité commerciale en 1937. Il a divorcé de Paulette en 1935. En 1937, il épouse Émilie Carlu, née le 23 novembre 1902 à Tubersent et morte en 1988 à Cucq, deux ans après la reprise de son activité commerciale, en 1939, et cette même année, il est mobilisé au ministère de l’Air, à Paris. Mais il est bientôt envoyé à Rochefort pour indiscipline. Au moment de l’exode, il se réfugie à Céret où il est démobilisé. Et il reprend ses affaires à Paris en 1940. Mais dès 1942, il décide pour la troisième fois de se consacrer exclusivement à la peinture. Dubuffet est un peintre « quasi clandestin », selon Gaëtan Picon.

Il réalise plusieurs tableaux dont le premier véritablement important est Les Gardes du corps, huile sur toile (113 × 89 cm, collection privée), considéré comme le point de départ de l’œuvre. À la fin de cette même année, son ami Georges Limbour, qui lui achète les Gardes du corps, le sort de sa « clandestinité » en le présentant à Jean Paulhan. Dubuffet, qui vient de s’installer dans un nouvel atelier au 114 bis, rue de Vaugirard, a déjà réalisé de nombreux tableaux notamment des gouaches : Les Musiciennes (65 × 47 cm). Il participe par l’intermédiaire de Jean Paulhan à l’exposition « Le Nu dans l’art contemporain » à la galerie Drouin, avec Femme assise aux persiennes (mai 1943), huile sur toile (73 × 68 cm) et dans la même galerie, en juillet, il présente Vingt et un paysages et Paysage herbeux et terreux.

Les Gardes du corps marquent une rupture brutale dans la peinture de l’artiste qui s’éloigne du souci de ressemblance de ses tableaux précédents. Cette œuvre est considérée par Gaëtan Picon comme « des esprits dressés au seuil de l’œuvre pour en annoncer l’esprit […] ce sont de hauts pavois marqués de son signe ».

L’autre œuvre marquante est Métro (mars 1943), huile sur toile (162 × 180 cm)15, présentant des bonshommes et bonnes femmes serrés comme des harengs, avec des nez immenses et des chapeaux rigolos. Dubuffet a choisi des couleurs crues posées rapidement sur la toile. « L’artiste qui a toujours eu pour ambition de peindre l’homme en complet-veston envisage de confectionner sur ce thème un petit album composé de lithographies dont le texte sera écrit par Jean Paulhan. » Sur ce thème, il fera une série composée d’huiles et de gouaches, isolant parfois deux personnages. Son autre thème d’inspiration est la foule qu’il initie avec La Rue (mars 1943), huile sur toile (92 × 73 cm), qui sera exposée à la galerie Drouin en 1944 et en janvier 1950, à la galerie Pierre Matisse de New York. Un thème qu’il reprend plus tard dans un nouveau style : Rue passagère (1961), huile sur toile (129,3 × 161,7 cm).

L’événement de l’après-guerre, 1944-1981

La première exposition personnelle de Dubuffet à la galerie René Drouin située alors 17, place Vendôme comprend 55 huiles et 24 lithographies datées d’octobre 1944, la préface du catalogue est signée Jean Paulhan.

Les œuvres de Dubuffet exposées entre 1944 et 1947 à la galerie Drouin sont chamarrées, d’allure « barbare » et délirante, dont certains amateurs s’entichent, tandis que la majorité du public crie à la provocation et à l’imposture. Les expositions suivantes : « Mirobolus, Macadame et Cie », « Hautes Pâtes », reçoivent le même accueil controversé. Dubuffet répond aux détracteurs :

« Il est vrai que la manière du dessin est, dans ces peintures exposées, tout à fait exempte d’aucun savoir-faire convenu comme on est habitué à le trouver aux tableaux faits par des peintres professionnels, et telle qu’il n’est nullement besoin d’aucunes études spéciales, ni d’aucuns dons congénitaux pour en exécuter de semblables […]. Il est vrai que les tracés n’ont pas été exécutés avec soin et minutie mais donnent au contraire l’impression d’une négligence […]. Enfin il est vrai que beaucoup de personnes éprouveront d’abord, au vu de ces tableaux, un sentiment d’effroi et d’aversion. »
L’artiste, qui a pourtant de solides connaissances en art (il a fait les Beaux-Arts du Havre), campe sur sa volonté anti-culturelle. Il présente dans ces expositions des œuvres qui jouent avec la gaucherie, le gribouillage, la matière brute où se trouve l’origine de l’art. Ces œuvres rappellent les dessins d’enfant et aussi, pour Dubuffet, l’importance des œuvres des malades mentaux dont il est un grand collectionneur et dont il reconnaît s’être inspiré. « Hautes Pâtes » présente des œuvres de couleurs sombres, boueuses ou en pâte épaisse.

« […] Je tiens pour oiseux ces sortes de savoir-faire et de dons [ceux des artistes professionnels], Il est vrai que les couleurs qui sont dans ces tableaux ne sont pas des couleurs vives et heurtées comme c’est actuellement la mode, mais qu’elles se tiennent dans des registres monochromes et des gammes de tons composites et pour ainsi dire, innommables. »
À vrai dire, Dubuffet ne cherche pas à plaire. Il ne cherche même pas à vendre, puisqu’il est dégagé de tout besoin matériel par la fortune familiale. Il cherche et recherche, en quête d’une voie plastique nouvelle que quelques rares initiés apprécient fortement. Francis Ponge, Paulhan, Limbour, et bientôt d’autres, comme André Breton, soutiendront sa démarche. Mais en attendant, le 20 octobre 1945, « la première exposition marquante dans Paris libéré à la galerie Drouin est celle d’un artiste inconnu, Dubuffet, dont la maladresse délibérée provoque un scandale tel qu’on n’en avait pas vu depuis longtemps. La galerie reçoit des lettres anonymes, le livre d’or est couvert d’insultes ».

Évolution du peintre

La spontanéité inventive et la tendresse barbare

C’est uniquement sous cette forme que l’artiste conçoit la création. Dubuffet refuse l’idée de don, la vocation-privilège et ses implications. Sans doute le don est-il remplacé par le « travail » dont il donne une définition particulière. Mais c’est surtout le fait qu’un artiste puisse avoir la « main heureuse » qui lui paraît important :

« Tel peintre barbouillant sommairement un ton clair pardessus un préalable ton foncé, ou l’inverse, et de manière que les caprices du pinceau fassent jouer les dessous, […] obtiendra, mais à condition d’avoir la main heureuse, la main enchantée, un résultat bien plus efficace que tel autre peintre s’épuisant lourdement à combiner pendant des semaines des voisinages de nuances laborieusement concertées. »
De 1947 à 1949, Dubuffet a effectué trois voyages au Sahara, notamment à El Goléa, attiré par une « table rase » dont l’artiste a besoin pour parachever son « déconditionnement ». Car malgré ses recherches pour se libérer de toute influence, Dubuffet se heurte encore à certaines limites, notamment le furieux scandale provoqué par ses expositions. Dans le désert, il trouve le « rien » sur lequel il peut construire. De cette période datent Marabout, Arabe, chameau entravé (janvier-avril 1948), peinture à la colle (37,5 × 54 cm), collection privée, New York ; Chameau entravé accroupi (1948), encre de Chine ; Traces de pas sur le sable, dessin à la plume (16 × 14,5 cm).

De son troisième voyage, il tire des paysages : Paysage blanc (1949), huile sur toile de jute (89 × 116 cm) ; Paysage avec trois personnages (1949), huile sur isorel intitulé au dos Paysage grotesque (60 × 40 cm) ; Paysage pêle-mêle (1949), huile sur toile (116 × 89 cm). Il réalise aussi trois carnets de croquis « d’une admirable dextérité » : El Goléa I, II et III, dont il a donné une partie au MoMa : Arabe, marabout et Traces dans le sable (1948), encre sur papier, El Goléa II (20 × 16,2).

Dans Prospectus aux amateurs de tous genres, l’artiste parle de ces « matières magiques qui paraissent avoir leur volonté propre et tellement plus de pouvoir que les intentions concertées de l’artiste ». Tout l’effort de l’artiste tend vers un déconditionnement. Car il ne peut nier, à quarante ans passés, avoir reçu ce conditionnement. Il doit lutter contre l’Occident et les valeurs du xxe siècle. Au début des années 1960, dans une lettre au critique d’art italien, Renato Barilli, il refuse d’être confondu avec les peintres de la matière qui n’ont fait que suivre ses travaux à partir de 1950, dont l’effet de choc à New York comme à Paris a été très grand. Il a lui-même abandonné cette direction qui devenait, de son point de vue, conventionnelle.

En 1947, l’artiste a fait une exposition des portraits de ses amis qu’il a réalisés entre 1945 et 1947 : Portraits par Dubuffet, une série de portraits d’artistes comprenant notamment Francis Ponge, Jean Paulhan, Georges Limbour, Paul Léautaud, Jean Fautrier, Henri Michaux, Antonin Artaud, André Dhôtel, Charles-Albert Cingria, Michel Tapié, Joë Bousquet, Henri Calet, Jules Supervielle et bien d’autres dans un style que André Pieyre de Mandiargues a qualifié de « tendresse barbare » :

« Faisant le portrait de ses amis avec une manière de tendresse barbare, il les colle au mur ! Inscrit comme d’une pointe de clou dans le plâtre enfumé, ce sont les meilleurs portraits des temps modernes. »
De Jean Paulhan, avec lequel il échange un volumineuse correspondance de 1945 à 1968, il fait, dès 1945, de multiples portraits, que le Metropolitan Museum of Art a évalué au nombre de 27.

Dubuffet considère qu’un portrait n’a pas besoin d’accuser beaucoup de traits distinctifs de la personne figurée. Il les a traités dans un esprit d’effigie de la personne, sans qu’il soit besoin de pousser très loin l’exactitude des traits. Utilisant même un procédé pour empêcher la ressemblance.

Des Corps de dames aux Petites statues de la vie précaire

Entre 1950 et 1951, il y a peu d’innovations dans les techniques du peintre, à l’exception de ses « peintures émulsionnées ». L’essentiel de sa production est un ensemble de paysages, Paysage grotesque violâtre, (mars 1949), gouache (20 × 26 cm), musée des arts décoratifs de Paris, et surtout la série des Corps de dames, œuvres où la tête n’est qu’une toute petite excroissance, tandis que le corps est gonflé démesurément. Le sujet est traité avec différents matériaux, en dessin à l’encre de Chine, plume et calame (1950, 27 × 31 cm), Fondation Beyeler Bâle. Mais aussi en aquarelle, en huile sur toile : Corps de dame, pièce de boucherie (1950), huile sur toile (116 × 89 cm), Fondation Beyeler, avec des jambes raccourcies à l’extrême. On trouve aussi quelques natures mortes, les Tables, comme si Dubuffet était tenté de mélanger l’humain et la chose : Le Métafisyx (1950), huile sur toile (116 × 89,5 cm) est encore une variation sur le corps de dames dont il conserve la forme.

À partir de 1951, à Paris, et à New York, où il réside de novembre 1951 à avril 1952, Dubuffet travaille des peintures en maçonnages lourds, en triturations de pâtes épaisses avec des reliefs. C’est la série des Sols et terrains, Paysages mentaux.

« J’ai eu l’impression que certaines de ces peintures aboutissaient à des représentations qui peuvent frapper l’esprit comme une transposition du fonctionnement de la machinerie mentale […]. C’est pourquoi je les ai dénommées Paysages mentaux. Dans de nombreux tableaux de ce groupe, j’ai par la suite, oscillé continuellement entre le paysage concret et le paysage mental, me rapprochant tantôt de l’un, tantôt de l’autre. »
En 1951, cette année-là, Dubuffet publie un ouvrage sur la peinture d’Alfonso Ossorio avec lequel il est devenu très ami, et qu’il admire parce que sa peinture est une « subtile machine à véhiculer la philosophie ». Jusqu’en 1953, il reste sur ce thème du « mental » avec Sols et terrains, Terres radieuses, avec des « pâtes battues », couleurs employées en pâtes épaisses dont les jeunes artistes américains vont s’inspirer. Celui que René Huyghe qualifiait de « docteur Knock de la peinture », cette peinture qu’Henri Jeanson qualifiait de « cacaïsme » dans Le Canard enchaîné apporte un renouvellement technique qui va faire école. Les Pâtes battues forment une série d’une cinquantaine de tableaux dont peu restent dans leur état primitif parce que Dubuffet s’avise qu’en reprenant et en complétant ses œuvres, il obtenait des effets particuliers.

« La technique consistait à caresser légèrement le tableau après qu’il était sec, d’un large pinceau plat, avec des tons, dorés, bistres, qui liaient le tout. Le pinceau ainsi frotté légèrement n’accroche que les reliefs, tout en laissant un peu fuser les couleurs de la peinture antérieure. […] Ce n’est pas une seule fois que j’avais à promener mon large pinceau sur le tableau, mais plusieurs. […] de tout cela, résultait un fin poudroiement doré, comme ombreux, alimenté de l’intérieur d’une bizarre lumière […]. »
L’année suivante, Dubuffet se lance dans les objets en trois dimensions, des « sculptures » faites d’un peu tous les matériaux, fragments d’élément naturels, et qui sont plutôt des assemblages qu’il présente en octobre-novembre à la galerie Rive-Gauche, tels L’Âme du Morvan (1954), bois de vigne et sarments montés sur scorie avec goudron, corde, fil de fer, clous et agrafes (46,5 × 38,9 × 32,4 cm), Hirshhorn Museum and Sculpture Garden. Ce sont les Petites statues de la vie précaire, conçues après une série d’assemblages avec des ailes de papillons, puis une série d’assemblages de morceaux de papiers découpés, puis des assemblages statuaires qui se rapprochent de l’art brut avec des matériaux humbles. Ce sont de petites figurines comme Le Duc, Le Dépenaillé , à base d’éponges, de charbon de bois, mâchefer, racine, pierre, pierre de Volvic, filasse, scories, dans une sorte de réhabilitation de matières décriées.

À l’été 1954, sa femme est malade et doit faire une cure à Durtol dans le Puy-de-Dôme. Jean y loue une maison et pendant cette période, il va se consacrer à des paysages et à une série de vaches très humoristiques, parmi lesquelles se trouve La Vache au nez subtil, conservée au Museum of Modern Art de New York. L’année suivante, le couple s’installe à Vence.

La période de Vence

Le peintre décrit lui-même son installation à Vence : « À la fin de janvier 1955, les médecins préconisant pour ma femme l’habitat de Vence, je m’y transportai avec elle. J’eus quelque peine à y trouver un local approprié à mes travaux. Ne disposant d’abord que d’un petit atelier très exigu, j’y organisai un chantier d’assemblages d’empreintes à l’encre de Chine. » C’est pour Dubuffet une période de recherches préliminaires qui vont l’amener à une deuxième série de Petit travaux d’ailes de papillons, puis aux Personnages monolithes, aux Empreintes de sols avec lesquelles l’artiste confectionne des assemblages en découpant des panneaux peints à l’avance. Ou bien, il conserve ces panneaux quand ils lui plaisent, ce qui aboutit à des tableaux comme la série des Routes et Chaussées dont fait partie Sol du chemin très usagé, le jardin de pierres à Vence, huile sur toile (89 × 116 cm).

Au bout de deux ans, les recherches de Dubuffet aboutissent à d’autres séries de « terrains » qu’il classe sous les intitulés : « Topographies » « Texturologies », « Matériologies », « Aires et sites » dont les résultats vont surprendre le public une fois de plus.

« De toutes les recherches que Jean Dubuffet effectua, la série des Texturologies et des Matériologies est celle qui suscita le maximum de défiance et de quolibets. C’est peut-être parce qu’elle marquait le point ultime (et peut-être le plus accompli) de ses expériences sur le regard et sur les choses. […] Dubuffet avait enfin fabriqué ce qu’il avait toujours souhaité : des machines à rêver avec des nappes de poussière indistinctes. Avec les Texturologies, il atteignait les sommets de la plus aride, mais aussi de la plus poétique abstraction. À l’opposé, avec les Matériologies, il révélait les vertus interloquantes du concret élémentaire »
— Daniel Cordier.

Dubuffet parle de « dessin au petit point » lorsqu’il décrit ses travaux de 1958 à 1959 qui sont des « Empreintes texturologiques » sur papier, « obtenues pour la plupart avec de la peinture à l’huile noire, affectant quelquefois la forme de fins réseaux de traits entrecroisés ».

Plus précisément, la série des texturologies prolonge les recherches « Sols et terrains » commencée au début des années 1950. Ce sont des huiles sur toile « au petit point » qui donnent l’effet d’une matière étoilée, comme Chaussée urbaine mouillée (1957), huile sur toile (80 × 100 cm), ou Texturologie XVIII (Fromagée) (1958), huile sur toile (81 × 100 cm).

Les Matériologies sont des œuvres réalisées avec les matériaux les plus travaillés. Les unes sont faites d’éléments de papier d’argent froissé et peint, colmaté et assemblé sur des panneaux d’isorel. D’autres sont faites d’épaisses triturations de papier mâché, appliqué sur panneaux d’Isorel ou sur grillage, certaines comportent du papier mâché mastiqué sur pâte plastique : Joies de la terre, 1959, papier mâché teinté dans la masse dans les tons sépia clair (130 × 162 cm), Vie minérale ardente (1959), papier d’argent (54 × 65 cm), Messe de terre (1959), papier mâché sur Isorel (150 x 195 cm).

Les travaux de cette période seront exposés à Paris au Musée des arts décoratifs en 1961 avec d’autres œuvres datant de ses périodes antérieures. À cette occasion, Dubuffet est de nouveau « l’unique artiste par qui le scandale arrive encore ». Devant la rétrospective qui comporte quatre cents peintures gouache dessins, sculptures, assemblages, le public et une partie de la critique s’interroge encore : charlatan ou génie ? Dubuffet a soixante ans à ce moment-là, ses recherches ont procédé par cycles d’une prodigieuse puissance créatrice. Certains veulent voir en Dubuffet un second Picasso, les deux artistes ayant en commun le renouvellement constant de leurs moyens d’expression.

Jusqu’en 1960 et dans les années suivantes, à Vence, la production de Jean sera abondante, on trouve des petites statues en papier d’argent froissé, ou en papier mâché coloré dans la masse avec des encres, et parfois repeintes à l’huile, ainsi que des assemblages d’éléments naturels. En 1960, Daniel Cordier est devenu son marchand pour l’Europe et les États-Unis. Dubuffet s’installe dans une nouvelle maison à Vence, Le Vortex. Il vit désormais entre Vence et Paris. Pendant la période Vence, il a fait la connaissance de Philippe Dereux avec lequel il a lié une solide amitié, et pour lequel il réalise à l’aquarelle un grand papillon en mémoire des « petits tableaux d’ailes de papillon ».

Pendant cette période, Dubuffet noue également une solide amitié avec Alphonse Chave qu’il voit pratiquement tous les jours pendant dix ans. En 1995, la galerie Chave a organisé une rétrospective, réunissant des lettres de l’artiste à Philippe Dereux, des textes de Dereux, celle de son ami très proche Alexandre Vialatte, en particulier la reproduction d’un article écrit pour le journal La Montagne en 1959 dans lequel Vialatte déclarait : « La production de Jean Dubuffet est mystérieuse. Une littérature considérable mais coûteuse la décrit, la célèbre, la numérote […]. Toute son œuvre est une espèce de contre-ciel : un récit plein de fautes d’orthographe ; de fautes voulues et recherchées ; il ne la raconte pas, il la bafouille, […]. »

Dubuffet nouvelle manière

Dubuffet est, dès 1962, suivi par d’autres peintres, notamment Antoni Tàpies qui est venu à « l’art autre », tel que Michel Tapié l’a défini dans son essai au titre homonyme L’Art autre incluant les trouvailles de Dubuffet. Toujours en 1962, pendant l’été, il séjourne au Touquet-Paris-Plage, dans sa nouvelle villa-atelier Le Mirivis, allée des Chevreuils, il y réalise, entre le 15 et le 25 juillet, une série de dessins au stylo bille rouge et bleu, qui accompagnés des noms et de textes dans un jargon imaginaire, deviendront un petit livre qui donnera son titre au cycle de L’Hourloupe (1962-1974). Durant l’été 1963, toujours au Touquet-Paris-Plage, il peint les grands Paysages du Pas-de-Calais, dont La route d’Étaples. Plus tard, en 1971, il va inspirer les contestataires espagnols de Equipo Crónica dont un des morceaux de bravoure est le tableau Celui-là ne m’échappera pas, qui montre des CRS empoignant sans ménagement un personnage de style Hourloupe. Dans les années 1970, Dubuffet va également réaliser « Praticables et costumes » pour le spectacle Coucou Bazar.

Pour fêter le quarantième anniversaire de Coucou Bazar, le musée des arts décoratifs de Paris expose du 24 au 1er octobre 2013 les découpes de praticables et les costumes de Coucou Bazar.

Le « Dubuffet nouveau » se caractérise aussi par des renouvellements incessants. À partir de L’Hourloupe dont il va décliner les dessins hachurés en tableaux d’assemblages découpés. À propos de ces assemblages, le peintre précise bien qu’il ne s’agit pas de « collages comme ceux des mouvements dada, surréalistes, et cubistes qui consistaient à juxtaposer des éléments de rencontre […] des objets non faits par les artistes eux-mêmes et destinés à une utilisation tout autre qu’artistique. L’effet visé résultait précisément du caractère tout à fait non-artistique de ces objets et de la surprise provoquée par leur utilisation dans une œuvre d’art. Mes assemblages procédaient d’un esprit tout différent puisqu’il s’y agit de tableaux formés de morceaux prélevés dans des peintures préalablement faites par moi-même à cette destination ». Dubuffet devient aussi sculpteur, et il réalise des monuments ou architectures qui sont des « sculptures habitables ».

L’Hourloupe

En 1964, Dubuffet montre ses travaux récents au Palazzo Grassi lors de la Biennale de Venise. Il a rompu avec les Matériologies et les études de sol pour travailler sur le thème du tissu urbain, des foules, le tout emmêlé dans des couleurs vives et des sinuosités comme : Légende de la rue. Les travaux de cette série qui comprend des toiles, des encres de couleurs, des sculptures et des assemblages sont réunis sous le nom de L’Hourloupe, mot-valise composé du mot « loup » et d’« entourloupe » selon Jean Louis Ferrier et Yann Le Pichon. Diverses interprétations sont données selon les biographies sur la naissance de ce style et l’origine du nom qui lui a été donné. Le texte de la fondation Dubuffet l’explique ainsi : « Le mot “Hourloupe” était le titre d’un petit livre publié récemment et dans lequel figuraient, avec un texte en jargon, des reproductions de dessins aux stylo-billes rouge et bleu. Je l’associais, par assonance, à “hurler”, “hululer”, “loup”, “Riquet à la Houppe” et le titre Le Horla du livre de Maupassant inspiré d’égarement mental. ».

Gaëtan Picon y voit une suite des Matériologies et de Paris-Circus dont Légende de rue fait partie, Paris-Circus étant l’ensemble des tableaux sur les foules et la ville.

« En répondant au téléphone Jean laisse courir sur le papier son stylo-bille rouge, d’où les dessins semi-automatiques qu’il barde de rayures rouges et bleues. Découpant ces figures, il les pose ensuite sur fond noir et en tire un petit livre de 26 pages de texte jargonnant, chaque page étant ornée d’un dessin au stylo à bille. »
C’est par les rayures que Dubuffet réunit ensuite ses figures. Il s’agit de dessins dansants : Principe dansant de l’Hourloupe (1963), huile sur toile (195 × 150 cm), de tableaux-écritures : Parade d’objets (1964), huile sur toile (130 × 195 cm) ; Caballero (1965), vinyle sur papier entoilé (99 × 68,5 cm). À partir de 1965-1966, il se livre à des découpes peintes et à des transferts de peintures vinyliques sur résine stratifiée qui aboutissent à des volumes auxquels il donne le nom de « peintures monumentées ». Un ensemble de sculptures peintes exposées de décembre 1968 à février 1969 à la galerie Jeanne Bucher, qui a édité un catalogue. Ces sculptures peintes sont réunies ensuite par Max Loreau sous le titre « Sculptures peintes » dans le catalogue des travaux de Jean Dubuffet, volume 23, avec des textes de Gaëtan Picon et Jean Dubuffet.

Selon Gaëtan Picon, L’Hourloupe « est à une infranchissable distance de l’art brut. Dubuffet doute que cela soit à son avantage, comme s’il regrettait tant de détours et tant de recherches […] comme s’il aurait dû commencer par là, comme s’il eût préféré que L’Hourloupe soit commencement et non fin ».

Coucou bazar

Coucou bazar présenté pour la première fois à l’occasion d’une rétrospective de ses œuvres au musée Solomon R. Guggenheim de mai à juillet 1973, est un « tableau animé » comprenant un ensemble de « praticables » sur lesquels l’artiste a fait de nombreuses recherches à partir de ses sculptures de L’Hourloupe, mais également de « costumes hourloupes ». Il s’agit d’un ballet de sculptures, de peintures, de costumes hachurés. La musique est de İlhan Mimaroğluu, compositeur turc de musique électronique, la chorégraphie est de Jean McFaddin. Dubuffet invente une sorte de commedia dell’arte dont les acteurs sont ses propres sculptures, dans le style hourloupe hachurés. C’est comme une sorte de grand Guignol où chaque élément se déplace très lentement. Les danseurs « entourloupés », dissimulés dans des praticables, exécutent une manière de danse macabre pour société défunte. Entre cérémonie sacrificielle et théâtre nô, cette animation de gigantesques sculptures veut être, selon son créateur « une réanimation des arts statiques », dont Dubuffet dit « la peinture peut être une subtile machine véhiculer la philosohie ».

Architectures, monuments et sculptures

À partir de 1966, Dubuffet passe aux réalisations en volume. Dans un premier temps, ce sont des objets : chaises, téléphones, arbres meubles à tiroir, tables. Puis des bâtiments : La Tour aux figures (classée monument historique), le Castelet l’Hourloupe, Château bleu, Jardin d’hiver. De la Tour aux figures, Dubuffet dit : « Paradoxalement érigés en lourd et massif monument, ce sont les cheminements rêveurs de la pensée que traduisent ces graphismes. »

Sculptures et installations sont des « peintures monumentées » : L’Aléatoire (1967), sculpture en polyester (100 × 56 × 32 cm) ; Chaise III (1967), polyester (150 × 73 × 76 cm) ; Borne au Logos V (1966), polyester (100 × 50 × 50 cm). Ce passage en volume est l’avatar décisif de son œuvre, avec des expansions en polyester coloré. Il a toujours voulu « sortir de l’image », il abandonne l’huile pour la peinture au vinyle, au marker. Il apprend à maîtriser le polystyrène, le polyester, l’époxy, le béton projeté et les peintures polyuréthane.

En 1967, Dubuffet entreprend la construction du cabinet logologique qui sera installé par la suite à la villa Falbala, elle -même construite pour l’y abriter. La Closerie Falbala classée monument historique et la Villa Falbala forment un ensemble que Dubuffet a construit et augmenté à partir de 1970. L’année suivante, il construit la maquette du Jardin d’émail dont la réalisation a été terminée en 1974. Entretemps, à Périgny-sur-Yerres, l’artiste agrandit son espace et construit de nouveaux ateliers où il travaille à la réalisation du Groupe des quatre arbres, commandé par le banquier David Rockefeller de la Chase Manhattan Bank de New York, pour décorer la Chase Manhattan Plaza. Ce sont des sculptures en époxy inaugurées en 1972.

Dans la même période, entre 1968 et 1970, il travaille au Jardin d’hiver, sculpture habitable conservée au Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou, dont le visuel et le descriptif se trouvent sur la notice du Centre Pompidou Virtuel.

En 1974, la Régie Renault lui commande un Salon d’été dont les travaux commencent en 1975 dans les bâtiments de Renault à Boulogne-Billancourt. Cet épisode va être houleux, ainsi que le résume le journal Libération. Les travaux ayant été interrompus sur ordre du nouveau président de la Régie, Jean Dubuffet se lance dans un procès qui le conduit en appel, en cassation et qui se termine en 1983 selon Libération, en 1981 selon le Collectif de l’exposition de Carcassonne. Jean ne poursuivra pas les travaux du Salon d’automne. Il a d’autres commandes, notamment le Manoir d’Essor pour le Louisiana Museum de Humlebæk, au Danemark, qu’il termine en 1982.

En 1983, Dubuffet inaugure à Houston (Texas) son Monument au fantôme construit en 1977 dans l’espace vert Discovery Green de Houston Texas. En 1984, il inaugure le célèbre Monument à la bête debout qui se trouve à Chicago (Illinois) dont il avait conçu la maquette en 1969. Fin 1984, Dubuffet décide d’arrêter de peindre et il rédige en 1985 sa Biographie au pas de course.

Jean Dubuffet meurt le 12 mai 1985 dans le 6e arrondissement de Paris.

Source : Wikipédia

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